Cent cinquante deux âmes sur ses épaules
De frêle jeune fille du miracle divin
Petit bout de femme accablée d’une auréole
Que se disputent les charognes et les requins
Soudain orpheline de mère, la voilà portée soudain
Au rang d’héroïne des temps philistins
Presse, info, télé, magazines
S’empressent sans vergogne
De dépêcher leurs barnums
Pour étaler ses blessures intimes,
Surpris par l’ironie d’un sort
Qui l’a épargné de la mort
Alors qu’elle a pris sans effort
Les corps d’hommes plus forts
Ce funeste trente juin de triste mémoire
Où le ventre de l’Océan indien l’a recrachée à la vie
Est-ce la main du destin ou bien celle du hasard
Qui l’a élue parmi les saints que Dieu a bénit
Ce matin de folle terreur après une nuit de tempête
Surpeuplée de squales insatiables dans sa tête
Dans cet étendu salé de kérosène écoeurant
Qui lui brûle la gorge, l’estomac, les poumons
Accrochée durant neuf interminables heures
À un débris providentiel de ce cercueil volant
Tenaillée par la soif, la faim, la fatigue, la peur
Cernée de cris d’épouvante, d’appels à l’aide déchirant
Lasse, elle s’endort comme une enfant de douze ans
En rêvant de retrouver au plus vite sa maman
Bercée par le bruit des vagues jusqu’aux aurores
À la merci des eaux gloutonnes des Comores
Au réveil, au loin une plage de Ngazidja elle aperçoit
Aussi son courage elle rassemble à deux mains
Pour essayer de la rejoindre ainsi que tous les siens
Sans doute déjà arrivés à son village de Niumadzaha
Dont Aziza sa mère qui doit mourir d’inquiétude
Mais la mer démontée ne lui laisse aucune latitude
Et chaque mouvement de son corps la transperce de douleur
Une impression d’être passée sous un rouleau compresseur
À plusieurs reprises, elle tente le coup mais à chaque fois échoue
Elle est plus qu’à deux doigts de baisser les bras, presqu’à bout
Quand au milieu de cet océan de désespoir infini
La voix d’un homme sorti de nulle part
Marin pêcheur de son état, elle l’apprendra plus tard
Du nom de Libouna Sélémani Matrafi
Elle entend la héler depuis un bateau
Et qui sans hésitation aucune se jette à l’eau
Car la naufragée n’arrive pas atteindre à la nage
La bouée de sauvetage que lui a lancé l’équipage
De plus l’hypothermie la fait trembler jusqu’aux os
Sa seule chance elle le sait se trouve hors de l’eau
Mue par son envie de vivre et le désir de voir sa mère
Comme à sa dernière planche de survie sur terre
De toutes ses forces elle s’accroche à son sauveteur volontaire
Résolue à quitter au plus vite cet enfer sur mer
D’une mort atroce et certaine son ange gardien l’éloigne
Au bout de quelques minutes de lutte contre la fureur océane
Dans des couvertures les secours emmitouflent la gamine
Afin de faire revenir à la normale sa température
Puis vers l’hôpital El-Maarouf filent à vive allure
Où une équipe médicale sous toutes les coutures l’examine
Le personnel soignant sa pudeur met à rude épreuve
Ainsi que sa timidité maladive et met tout en œuvre
Pour lui cacher coute que coute l’affreuse vérité
Même si le doute l’assaille depuis qu’on l’a repêchée
Avant qu’une psychologue ne vienne enfin lui révéler
Que de cette horrible catastrophe elle est seule rescapée
Miraculée, sauvée des eaux tel Moïse du Nil
Objet de curiosité morbide, de larmes de crocodiles
Le destin désormais la prive d’une vie privée
On scrute, on analyse ses moindres gestes et faits
Elle qui n’aspire qu’à la paix, à l’anonymat
La voilà au rang d’icône propulsée dans les médias
Un mot d’elle, un détail infime
Tous désirent connaître à tout prix
Un bout de son histoire comme d’une amulette
Aussi de bonne grâce aux interviews elle se prête
En mémoire de toutes les victimes
Par devoir sacré envers leurs familles
D’une voix claire et calme, souvent au bord des larmes
À cœur ouvert elle se livre et témoigne de son drame
De sa bonne étoile, des dédales de la machine judiciaire
Combien futiles sont nos peurs dans cette vie éphémère
Au fond de son cœur ni haine ni colère, elle remet au ciel
Sa soif de faire toute la lumière sur cet avion poubelle
Sa faim de vivre ses rêves, et au nom de tous les absents
Même si plus rien ne sera jamais comme avant
Bahia, sauvée des eaux
Une survivante revenue du pire
Pour nous dire de toujours garder foi en l’avenir
Bahia, sauvée des eaux
Une guerrière revenue de l’enfer
Pour nous enseigner à chérir ceux qui nous sont chers
À Bahia Bakari, revenue de l’enfer pour nous apprendre à ne jamais perdre espoir.
À Libouna Sélémani Matrafi pour avoir écrit l’espoir et le courage
À ceux qui luttent pour que jamais l'oubli n'efface la mémoire des 152 victimes du crash du vol Y626 de la compagnie Yéménia le 30 juin 2009
Mbaé Tahamida Soly, Juillet 2019